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Par un paradoxe après tout fort satisfaisant, Les chômeurs
de Marienthal, est sans doute, de toutes les uvres de Paul Lazarsfeld,
celle qui nous satisfait le plus aujourd'hui, alors qu'elle est indiscutablement
celle qui le satisfaisait le moins. Non, comme le diraient certains, parce
qu'elle traite d'un objet positivement noté et connoté et
qu'elle s'inspire d'une intention déclarée de servir et,
dans ce cas, la « bonne cause ». J'inclinerais à penser,
au contraire, que les faiblesses les plus réelles de ce travail
résident moins, comme il le croyait, dans l'imperfection et l'imprécision
des mesures que dans l'incapacité de penser la science autrement
que comme simple recollection, enregistrement, mesure de tout et de rien.
Et dans la tendance à trouver la justification de cette activité
scientifique incapable de se donner à elle-même sa fin, dans
telle ou telle fonction assignée du dehors, ici le socialisme ou
la lutte contre le chômage, ailleurs, au temps de l'exil américain,
une autre forme de « demande sociale », ni plus ni moins inacceptable,
qui impose à la recherche ses objectifs et surtout ses limites,
conscientes ou inconscientes. Je pense par exemple à tous les effets
qu'a pu exercer sur la relation d'enquête et sur l'observation même
des pratiques le fait que les enquêteurs aient dû, pour approcher
leur objet, se présenter comme des « travailleurs sociaux
» et s'exposer à susciter ainsi ce qui apparaît aux
dominés, instruits par l'expérience, comme la contrepartie
obligée de toute action d'assistance ou de bienfaisance, c'est-à-dire
la soumission plus ou moins affichée aux normes dominantes. Non,
une fois encore, qu'il y ait là rien qui soit moralement «
répréhensible » ou politiquement « suspect ».
Et qu'il puisse exister, quoi qu'on fasse, une relation d'enquête
pure, d'où tout effet d'imposition, voire de domination, soit absent.
Mais oublier que l'enquête même est un rapport social qui
tend inévitablement à structurer toutes les interactions,
c'est se condamner à traiter comme un donné, un donné
pur, tel que l'aiment tous les positivismes, ce qui est en fait un objet
préconstruit, et selon des lois de construction que l'on ignore
bien qu'on ait participé à leur action.
Mais, par une étrange revanche, l'absence quasi
totale de construction consciente et cohérente qui voue le chercheur
à la fuite compensatoire dans un effort frénétique
de recollection exhaustive est sans doute responsable de ce qui fait la
valeur la plus rare de cet ouvrage : l'expérience du chômage
s'y exprime à l'état brut, dans sa vérité
quasi métaphysique d'expérience de la déréliction.
À travers les biographies ou les témoignages je pense
par exemple à ce chômeur qui, après avoir écrit
cent trente lettres de demande d'emploi, toutes restées sans réponse,
s'arrête, abandonnant sa recherche, comme vidé de toute énergie,
de tout élan vers l'avenir , à travers toutes les conduites
que les enquêteurs décrivent comme « irrationnelles
», qu'il s'agisse d'achats propres à déséquilibrer
durablement leur budget ou, dans un autre ordre de l'abandon des journaux
politiques et de la politique au profit des gazettes de faits divers (pourtant
plus coûteuses) et du cinéma, ce qui se livre ou se trahit,
c'est le sentiment de délaissement, de désespoir, voire
d'absurdité, qui s'impose à l'ensemble de ces hommes soudain
privés non pas seulement d'une activité et d'un salaire,
mais d'une raison d'être sociale et ainsi renvoyés à
la vérité nue de leur condition. Le retrait, la retraite,
la résignation, l'indifférentisme politique (les Romains
l'appelaient quies) ou la fuite dans l'imaginaire millénariste
sont autant de manifestations, toutes aussi surprenantes pour l'attente
du sursaut révolutionnaire, de ce terrible repos qui est celui
de la mort sociale. Avec leur travail, les chômeurs ont perdu les
mille riens dans lesquels se réalise et se manifeste concrètement
la fonction socialement connue et reconnue, c'est-à-dire l'ensemble
des fins posées à l'avance, en dehors de tout projet conscient,
sous forme d'exigences et d'urgences rendez-vous « importants
», travaux à remettre, chèques à faire partir,
devis à préparer , et tout l'avenir déjà
donné dans le présent immédiat, sous forme de délais,
de dates et d'horaires à respecter bus à prendre, cadences
à tenir, travaux à finir. Privés de cet univers objectif
d'incitations et d'indications qui orientent et stimulent l'action et,
par là, toute la vie sociale, ils ne peuvent vivre le temps libre
qui leur est laissé que comme temps mort, temps pour rien, vidé
de son sens. Si le temps semble s'anéantir, c'est que le travail
est le support, sinon le principe, de la plupart des intérêts,
des attentes, des exigences, des espérances et des investissements
dans le présent (et dans l'avenir ou le passé qu'il implique),
bref un des fondements majeurs de l'illusio comme engagement dans le jeu
de la vie, dans le présent, comme présence au jeu, donc
au présent et à l'avenir, comme investissement primordial
qui toutes les sagesses l'ont toujours enseigné en identifiant
l'arrachement au temps à l'arrachement au monde fait le temps,
est le temps même.
Exclus du jeu, las d'écrire au Père Noël,
d'attendre Godot, de vivre dans ce non-temps où il n'arrive rien,
où il ne se passe rien, où il n'y a rien à attendre,
ces hommes dépossédés de l'illusion vitale d'avoir
une fonction ou une mission, d'avoir à être ou à faire
quelque chose, peuvent, pour se sentir exister, pour tuer le non-temps,
avoir recours à des activités qui, comme le tiercé,
le totocalcio et tous les jeux de hasard qui se jouent dans tous les bidonvilles
et toutes les favelas du monde, permettent de réintroduire pour
un moment, jusqu'à la fin de la partie ou jusqu'au dimanche soir,
l'attente, c'est-à-dire le temps finalisé, qui est par soi
source de satisfaction. Et pour essayer de s'arracher au sentiment, qu'exprimaient
si bien les sous-prolétaires algériens, d'être le
jouet de forces extérieures (« je suis comme une épluchure
sur l'eau »), pour tenter de rompre avec la soumission fataliste
aux forces du monde, ils peuvent aussi, surtout les plus jeunes, chercher
dans des actes de violence qui valent en eux-mêmes plus ou autant
que par les profits qu'ils procurent, un moyen désespéré
de se rendre « intéressants », d'exister devant les
autres, pour les autres, d'accéder en un mot à une forme
reconnue d'existence sociale. Professionnels de l'interprétation,
socialement mandatés pour donner sens, rendre raison, mettre de
l'ordre, les sociologues, surtout lorsqu'ils sont les adeptes conscients
ou inconscients d'une philosophie apocalyptique de l'histoire, attentive
aux ruptures et aux transformations décisives, ne sont pas les
mieux placés pour comprendre ce désordre pour rien, sinon
pour le plaisir, ces actions faites pour qu'il se passe quelque chose,
pour faire quelque chose plutôt que rien quand il n'y a rien à
faire, pour réaffirmer de façon dramatique et rituelle
qu'on peut faire quelque chose, s'agirait-il de l'action réduite
à l'infraction, à la transgression, donc assurée
de « faire sensation » en tout cas, dans l'échec comme
dans la réussite.
Peut-être y a-t-il, quoi qu'en dise Marx, une
philosophie de la misère, qui est plus proche de la désolation
des vieillards clochardisés et clownesques de Beckett que de l'optimisme
volontariste traditionnellement associé à la pensée
progressiste. Et ce n'est pas le moindre mérite de l'enregistrement
positiviste que de nous laisser entendre, mieux que les clameurs indignées
ou les analyses raisonneuses et rationalisatrices, I'immense silence des
chômeurs et le désespoir qu'il exprime.
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