LES CHÔMEURS DE MARIENTHAL
Préface de Pierre Bourdieu a Paul Lazarsfeld, de Marie Jahoda et Hans Zeisel,
Éditions de Minuit, París, 1981.

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Par un paradoxe après tout fort satisfaisant, Les chômeurs de Marienthal, est sans doute, de toutes les œuvres de Paul Lazarsfeld, celle qui nous satisfait le plus aujourd'hui, alors qu'elle est indiscutablement celle qui le satisfaisait le moins. Non, comme le diraient certains, parce qu'elle traite d'un objet positivement noté et connoté et qu'elle s'inspire d'une intention déclarée de servir et, dans ce cas, la « bonne cause ». J'inclinerais à penser, au contraire, que les faiblesses les plus réelles de ce travail résident moins, comme il le croyait, dans l'imperfection et l'imprécision des mesures que dans l'incapacité de penser la science autrement que comme simple recollection, enregistrement, mesure de tout et de rien. Et dans la tendance à trouver la justification de cette activité scientifique incapable de se donner à elle-même sa fin, dans telle ou telle fonction assignée du dehors, ici le socialisme ou la lutte contre le chômage, ailleurs, au temps de l'exil américain, une autre forme de « demande sociale », ni plus ni moins inacceptable, qui impose à la recherche ses objectifs et surtout ses limites, conscientes ou inconscientes. Je pense par exemple à tous les effets qu'a pu exercer sur la relation d'enquête et sur l'observation même des pratiques le fait que les enquêteurs aient dû, pour approcher leur objet, se présenter comme des « travailleurs sociaux » et s'exposer à susciter ainsi ce qui apparaît aux dominés, instruits par l'expérience, comme la contrepartie obligée de toute action d'assistance ou de bienfaisance, c'est-à-dire la soumission plus ou moins affichée aux normes dominantes. Non, une fois encore, qu'il y ait là rien qui soit moralement « répréhensible » ou politiquement « suspect ». Et qu'il puisse exister, quoi qu'on fasse, une relation d'enquête pure, d'où tout effet d'imposition, voire de domination, soit absent. Mais oublier que l'enquête même est un rapport social qui tend inévitablement à structurer toutes les interactions, c'est se condamner à traiter comme un donné, un donné pur, tel que l'aiment tous les positivismes, ce qui est en fait un objet préconstruit, et selon des lois de construction que l'on ignore bien qu'on ait participé à leur action.

Mais, par une étrange revanche, l'absence quasi totale de construction consciente et cohérente qui voue le chercheur à la fuite compensatoire dans un effort frénétique de recollection exhaustive est sans doute responsable de ce qui fait la valeur la plus rare de cet ouvrage : l'expérience du chômage s'y exprime à l'état brut, dans sa vérité quasi métaphysique d'expérience de la déréliction. À travers les biographies ou les témoignages — je pense par exemple à ce chômeur qui, après avoir écrit cent trente lettres de demande d'emploi, toutes restées sans réponse, s'arrête, abandonnant sa recherche, comme vidé de toute énergie, de tout élan vers l'avenir —, à travers toutes les conduites que les enquêteurs décrivent comme « irrationnelles », qu'il s'agisse d'achats propres à déséquilibrer durablement leur budget ou, dans un autre ordre de l'abandon des journaux politiques et de la politique au profit des gazettes de faits divers (pourtant plus coûteuses) et du cinéma, ce qui se livre ou se trahit, c'est le sentiment de délaissement, de désespoir, voire d'absurdité, qui s'impose à l'ensemble de ces hommes soudain privés non pas seulement d'une activité et d'un salaire, mais d'une raison d'être sociale et ainsi renvoyés à la vérité nue de leur condition. Le retrait, la retraite, la résignation, l'indifférentisme politique (les Romains l'appelaient quies) ou la fuite dans l'imaginaire millénariste sont autant de manifestations, toutes aussi surprenantes pour l'attente du sursaut révolutionnaire, de ce terrible repos qui est celui de la mort sociale. Avec leur travail, les chômeurs ont perdu les mille riens dans lesquels se réalise et se manifeste concrètement la fonction socialement connue et reconnue, c'est-à-dire l'ensemble des fins posées à l'avance, en dehors de tout projet conscient, sous forme d'exigences et d'urgences — rendez-vous « importants », travaux à remettre, chèques à faire partir, devis à préparer —, et tout l'avenir déjà donné dans le présent immédiat, sous forme de délais, de dates et d'horaires à respecter — bus à prendre, cadences à tenir, travaux à finir. Privés de cet univers objectif d'incitations et d'indications qui orientent et stimulent l'action et, par là, toute la vie sociale, ils ne peuvent vivre le temps libre qui leur est laissé que comme temps mort, temps pour rien, vidé de son sens. Si le temps semble s'anéantir, c'est que le travail est le support, sinon le principe, de la plupart des intérêts, des attentes, des exigences, des espérances et des investissements dans le présent (et dans l'avenir ou le passé qu'il implique), bref un des fondements majeurs de l'illusio comme engagement dans le jeu de la vie, dans le présent, comme présence au jeu, donc au présent et à l'avenir, comme investissement primordial qui — toutes les sagesses l'ont toujours enseigné en identifiant l'arrachement au temps à l'arrachement au monde — fait le temps, est le temps même.

Exclus du jeu, las d'écrire au Père Noël, d'attendre Godot, de vivre dans ce non-temps où il n'arrive rien, où il ne se passe rien, où il n'y a rien à attendre, ces hommes dépossédés de l'illusion vitale d'avoir une fonction ou une mission, d'avoir à être ou à faire quelque chose, peuvent, pour se sentir exister, pour tuer le non-temps, avoir recours à des activités qui, comme le tiercé, le totocalcio et tous les jeux de hasard qui se jouent dans tous les bidonvilles et toutes les favelas du monde, permettent de réintroduire pour un moment, jusqu'à la fin de la partie ou jusqu'au dimanche soir, l'attente, c'est-à-dire le temps finalisé, qui est par soi source de satisfaction. Et pour essayer de s'arracher au sentiment, qu'exprimaient si bien les sous-prolétaires algériens, d'être le jouet de forces extérieures (« je suis comme une épluchure sur l'eau »), pour tenter de rompre avec la soumission fataliste aux forces du monde, ils peuvent aussi, surtout les plus jeunes, chercher dans des actes de violence qui valent en eux-mêmes plus — ou autant que par les profits qu'ils procurent, un moyen désespéré de se rendre « intéressants », d'exister devant les autres, pour les autres, d'accéder en un mot à une forme reconnue d'existence sociale. Professionnels de l'interprétation, socialement mandatés pour donner sens, rendre raison, mettre de l'ordre, les sociologues, surtout lorsqu'ils sont les adeptes conscients ou inconscients d'une philosophie apocalyptique de l'histoire, attentive aux ruptures et aux transformations décisives, ne sont pas les mieux placés pour comprendre ce désordre pour rien, sinon pour le plaisir, ces actions faites pour qu'il se passe quelque chose, pour faire quelque chose plutôt que rien quand il n'y a rien à faire, pour réaffirmer de façon dramatique — et rituelle — qu'on peut faire quelque chose, s'agirait-il de l'action réduite à l'infraction, à la transgression, donc assurée de « faire sensation » en tout cas, dans l'échec comme dans la réussite.

Peut-être y a-t-il, quoi qu'en dise Marx, une philosophie de la misère, qui est plus proche de la désolation des vieillards clochardisés et clownesques de Beckett que de l'optimisme volontariste traditionnellement associé à la pensée progressiste. Et ce n'est pas le moindre mérite de l'enregistrement positiviste que de nous laisser entendre, mieux que les clameurs indignées ou les analyses raisonneuses et rationalisatrices, I'immense silence des chômeurs et le désespoir qu'il exprime.